24 sept. 2008 - 16:16
« Actuellement, poursuit-elle, certaines informations indiquent que le pouvoir en place a décidé de suspendre pour une durée de trois mois RFI en fm. Je voudrais savoir ce qui a motivé ce choix et surtout ce que cela peut impliquer en terme de liberté de la presse. Quelles sont les conséquences de cette décision sur la couverture médiatique du conflit par la presse (nationale et internationale)? »
Voici la réponse du médiateur :
Je puis vous confirmer que RFI a en effet été « suspendue » (pour un mois, non pour trois mois) sur l’ensemble du territoire du Niger par une décision du Conseil supérieur de la Communication du pays. Cette instance accuse RFI d’avoir traité de manière "déséquilibrée et partisane" le conflit agitant la région d'Agadez (nord du pays) et d'avoir diffusé des "informations mensongères et occultant la réalité" sur ces événements.
Bien entendu, la direction de RFI a protesté, et dans plusieurs messages à l’antenne à l’occasion des journaux d’information, a soutenu le travail de la rédaction, selon elle «équilibré, pluraliste, et professionnel. » Très écoutée au Niger, RFI émet des informations en français mais aussi depuis quelques mois en haoussa, la langue la plus populaire dans le pays, comprise également au Nigeria voisin.
De son côté, RSF (Reporters sans frontières) s’est ému de la situation, dans une déclaration : "Depuis le début des affrontements qui agitent le nord du pays, de nombreuses atteintes ont été portées à la liberté de la presse. Il est temps que le gouvernement tienne ses promesses. En 2003, le président Mamadou Tandja s'était engagé à réformer la loi nigérienne en faveur d'une dépénalisation des délits de presse. Cette réforme devait aboutir en mars 2007, mais rien n'a été fait. Daouda Diallo, président du Conseil supérieur de la Communication (CSC), doit lui aussi comprendre que la répression systématique des journalistes critiques ne sert pas les intérêts du pays et ne fait au contraire qu'augmenter les tensions".
En effet, plusieurs sources attestent des entraves apportées au travail de la presse.
Le 11 juillet, les autorités ont interdit à Ghislaine Dupont, envoyée spéciale pour RFI, de se rendre dans le nord du pays. Moussa Kaka, correspondant de Reporters sans frontières et de RFI à Niamey, a rapporté avoir été menacé de mort, le 14 juillet, par le chef d'état major de l'armée, le général Moumouni Boureima.
Fin juin, le bimensuel "Aïr-Info" a été suspendu pour trois mois par le CSC. Il lui est reproché d'avoir publié des informations relatives au conflit opposant le Mouvement des Nigériens pour la justice (MNJ, rébellion touareg) aux forces armées. Le CSC a envoyé des avertissements à trois autres journaux, "Libération", "L'Opinion" et "L'Evénement", pour le même motif. Les quatre publications sont également accusées d'avoir fait "l'apologie du crime et de la violence".
En réponse à la suspension de son journal, Ibrahim Manzo Diallo, directeur d'"Aïr-Info", a lancé, le 9 juillet, un nouvel hebdomadaire baptisé "Info-Aïr", afin de "donner des informations fiables" sur la situation. Il a été interpellé le 12 juillet 2007 pendant plusieurs heures à la gendarmerie d'Agadez et interrogé sur les raisons justifiant le lancement de son nouveau titre.
Le Monde du 16 juillet a fait état des protestations des journalistes nigériens contre des violations de la liberté de la presse « en progression depuis plusieurs mois. » Le contexte de ces controverses, résumé par l’IFEX, association de 71 organisations basée à Toronto, est le suivant : « Depuis le début du mois de février 2007, le nord du Niger, région riche en uranium et en pétrole, est soumis à des altercations régulières entre les rebelles Touareg et l'armée. Le gouvernement refuse de reconnaître l'existence d'une rébellion et qualifie les dirigeants du MNJ de "bandits", ou "d'assaillants" souhaitant "confisquer les intérêts du Niger". Le chef du MNJ, Agaly Alambo, a rapporté à l'AFP qu'il ne cherchait "absolument pas l'indépendance". Les seules conditions exigées pour un retour à la paix sont une plus grande reconnaissance des droits des Touareg, notamment à travers une meilleure intégration dans l'armée, les corps paramilitaires et le secteur minier. »
Sur le fond, vous pensez bien que le médiateur n’a pas à chercher de compromis entre la liberté et la censure. C’est la liberté qui s’impose. Le travail de journaliste impose de recourir à des sources plurielles et contradictoires. On peut comprendre que cela ne soit pas apprécié par toutes les parties. On peut regretter qu’une instance dont le rôle est de garantir cette liberté soit utilisée pour l’entraver. A chacun d’en juger.
Pour répondre à votre question, bien sûr que ces entraves rendent plus complexe le travail de la presse, mais paradoxalement, elles renforcent sa motivation : interdirait-on l’accès s’il n’y avait rien à cacher ? La censure peut ponctuellement retarder une information, contribuer à la déformer, mais elle a pour conséquence, le plus souvent, d’attirer encore plus l’attention sur une situation que les censeurs ne voulaient pas voir exposée au plus large public. Juste retour des choses. A terme, la censure ne paie pas. Tout le monde ne semble pas le comprendre.
Loïc Hervouet, médiateur
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09 novembre 2007
Discernement: le cas Moussa Kaka
Au cinquantième jour de détention de Moussa Kaka, correspondant de RFI au Niger, voici quelques échanges avec des auditeurs nigériens, évidemment très attentifs à ce qui peut être dit sur cette affaire.
Ainsi Stella, à la mi-octobre, adresse une sorte de rappel à l’ordre : « Quand on est une radio mondiale, il faut faire une grande preuve de vigilance et de discernement. Attention aux journalistes qui profitent de leurs cartes de presse comme une immunité journalistique. Attention à ceux qui croient qu'un journaliste, du fait de sa fonction, a toujours raison et ne peut jamais être condamné. Respecter et protéger ce beau métier de journaliste par votre discernement. Donner la parole aux sans voix ne veut pas dire conseiller des rebelles. Faire des reportages pour RFI ne permet pas d'encaisser de l'argent de la part des rebelles. Alors, soyez justes et vigilants chez RFI. »
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Comme il le fait à chaque fois qu’un courrier lui paraît intéressant à répercuter, le médiateur le fait suivre aux responsables du traitement de l’information, et il sollicite l’accord de l’auditeur pour faire écho à son interpellation, en particulier sur le blog :
« Je souhaite faire part de votre message, m'y autorisez-vous, sous votre nom? Pas de problème jusqu'à votre dernière phrase: mais avez-vous des éléments qui vous permettent d'affirmer que Moussa Kaka a conseillé les rebelles et touché de l'argent? »
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Stella reprend ainsi son raisonnement :
« Soyez sûr que si j'avais la moindre preuve de la culpabilité de ce journaliste, je me ferais un plaisir de la fournir aux autorités judiciaires de mon pays, le Niger. Je suis juste une auditrice de votre radio et une téléspectatrice de la télévision du Niger Telé Sahel. J’ai juste trouvé les déclarations à la TV du porte-parole du gouvernement assez convaincantes. Voilà pourquoi, sans condamner d'avance, je parle de vigilance et de discernement de la part de votre radio. Nous aimons RFI pour tout le travail combien louable des différentes équipes, donc nous ne voudrions pas que quelque part des pratiques couramment africaines de certains journalistes gâchent notre plaisir d'écouter jour et nuit cette radio. J'espère de tout coeur qu'il ne soit pas coupable, et que le dossier soit vide. Mais s'il l'est, j'espère aussi que RFI arrêtera de jouer à l'avocat du diable juste par responsabilité solidaire et loyauté pour son correspondant. Bon courage à la mobilisation internationale pilotée par RFI, bonne chance à la défense, et encore vigilance. Toujours bien vérifier la moralité de vos correspondants en Afrique, et la meilleure gestion des infos qu'ils vous fournissent. »
Marou Boubacar, lui, en ce début novembre, se fâche : « Je suis en colère face au traitement que fait la RFI de cette information. D'abord, sans vouloir vous donner de leçon de journalisme, face à une info le minimum pour une radio c'est de diffuser les versions de tous les protagonistes, ce que la RFI ne fait pas dans cette affaire. Je n'ai jamais entendu un membre du gouvernement nigérien s'exprimer sur votre antenne à ce sujet alors que le porte- parole du gouvernement est parti jusqu'en France faire une conférence de presse. Je suis un auditeur assidu de Rfi et vous n'avez jamais évoqué cette conférence de presse. En plus, je trouve que les différentes déclarations que vous diffusez sont une insulte à la justice et à la souveraineté de notre pays. Des accusations graves pèsent sur Monsieur Moussa Kaka. Le gouvernement dit avoir des preuves de ces accusations, alors il faut au moins attendre le procès au lieu de se précipiter pour dire que c'est une menace à la liberté d'expression. Il faut au moins accorder à la justice le bénéfice du doute. Les journalistes sont avant tout des citoyens : ils ne sont pas au-dessus de la loi. A l'issue du procès, on verra. S'il est innocent, nous allons nous battre pour sa libération, mais si le gouvernement présente ses preuves comme il l'a promis, Monsieur Moussa Kaka doit répondre. Je suis un grand auditeur de votre radio et je compte sur votre professionnalisme pour traiter ce sujet avec moins de passions. Amicalement vôtre. »
Le mot « passion » fait évidemment réagir Anne-Marie Capomaccio, la responsable du pôle «Afrique» à RFI : « Aucune passion. Nous avons demandé à Moussa de prendre contact avec les rebelles pour traiter cette crise dans le nord du Niger, et c'est cela aussi donner la parole à tous. C'est justement parce que nous avons eu un traitement équilibré de la crise que Moussa Kaka est en prison. Si nous avions publié la seule version du gouvernement, nous n'en serions pas là. La leçon est valable pour tout le monde… »
Comment lui donner tort ?
Sollicité aussi pour donner l’autorisation de publication de sa réflexion, Marou Boubacar accepte et assume :
« Bonjour,
Vous pouvez publier mon interpellation à mon nom. J 'assume parfaitement ce que j'ai dit. Je ne suis ni contre Moussa Kaka, ni contre la RFI et encore moins contre la liberté de presse. Je voudrais simplement qu'on laisse la justice faire son enquête et le jour du procès nous verrons les preuves du gouvernement. S'il est coupable, il doit être puni car avant tout, c'est un Nigérien. Si le procès n'est pas équitable, à ce moment nous pourrons parler d'atteinte à la liberté de presse et nous allons nous battre pour sa libération. Dans l'attente de votre réponse sur le fond, je vous adresse mes sincères salutations. »
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Reprenons donc, puisqu’on évoque le terme de « discernement », cher au médiateur, l’ensemble des raisonnements de ces courriers, dont la sincérité ne paraît pas pouvoir ou devoir être mise en cause, et tentons de voir les principes qui sont en jeu :
- La carte de presse ne peut être une immunité journalistique. D’accord. Un journaliste n’a de droits qu’en regard de la mission citoyenne qu’il assume, pas de droits particuliers attachés à sa propre personne.
- Un journaliste a toujours raison. Non, pas par principe, même s’il le devrait en ayant travaillé selon les règles techniques et éthiques de sa profession.
- Conseiller des rebelles, encaisser de l’argent ? Là pour le coup, l’appel à la vigilance et au discernement ont changé de camp. Comment avancer des accusations aussi graves sans aussitôt en administrer les preuves ? Tel avocat du gouvernement est peut-être bon orateur, à Paris ou à Niamey, mais pour l’instant, RIEN n’a été avancé de façon concrète et irréfutable pour soutenir cette thèse. Téléphoner à des rebelles, pour savoir ce qu’ils veulent, ce qu’ils ont à dire, fait partie du travail journalistique. Sauf par un raisonnement totalitaire, on ne peut en déduire une complicité avec les dits rebelles, encore moins l’existence d’une corruption.
- Diffuser toutes les versions. J’ai entendu à l’antenne de RFI, dès les premiers jours, les autorités nigériennes justifier leur position, par ces accusations. RFI n’a caché aucun élément sérieux avancé par les officiels nigériens qui aurait permis d’avoir une autre opinion sur cette affaire. Il n’y en a (heureusement) pas beaucoup. Quant à la position du gouvernement vis à vis de la rébellion, RFI n'a pas été avare pour lui donner la parole.
- Accorder à la justice le bénéfice du doute ? Mesure-t-on l'énormité de cette assertion? Dans une démocratie, n’est-ce pas d’abord à l’accusé que doit bénéficier la présomption d’innocence ? Ou alors, on met en prison d’abord, par je ne sais quel principe de précaution ou de culpabilité présumée, et on apporte les preuves ensuite ? Ou on s’excuse platement?
- RFI avocat du diable ? Il faudrait que la cause soit diabolique, et la conviction de RFI c’est qu’elle ne l’est pas, bien évidemment.
- Attendre ? Interrogez-vous simplement sur l’idée qu’un innocent soit en prison. Attendre une heure, un jour, un mois, un an, non pas pour évaluer la peine, mais pour savoir tout simplement si cette détention avait un début de commencement de justification ?
Les journalistes ne sont pas des citoyens au-dessus des autres. Ils sont au service des autres citoyens, au service de leur information complète, et pluraliste. Donc ils enquêtent dans tous les milieux, souvent courageusement, car la plupart des puissants ont des choses à cacher ou des positions à défendre et faire prévaloir.
Toutes les règles, chartes et conventions internationales stipulent que la liberté d’enquête (donc de contacts, donc de protection de leurs sources) des journalistes est une garantie pour le public. Tous ces textes de l’Onu ou de l’Unesco récusent la détention provisoire pour des délits de presse.
Et dans le cas de Moussa Kaka, qui peut justifier l’intérêt pour la justice d’une détention provisoire qui dure si longtemps ?
Sont-ils aussi des illuminés complices de rebelles, ceux qui ont marché pour la liberté à Niamey, les confrères du Cameroun, du Congo, de la Fédération Internationale des Journalistes, qui ont pris des positions sans équivoque ?
Hier même, le journal Républicain du Niger publiait sous le beau titre « Que notre liberté serve la vôtre ! » un texte des organisations socio-professionnelles des médias du Niger, à qui nous laisserons le dernier mot :
« Après la crise alimentaire de 2005, avec ses images d'enfants décharnés qui ont fait le tour du monde, le Niger est de nouveau sous les projecteurs de l'actualité. Cette fois-ci encore sous un prisme dégradant, car il s'agit de menaces graves sur la liberté de la presse. En effet, avec le déclenchement de la rébellion armée dans le Nord du pays, en février 2007, le pouvoir qui s'est muré dans une rhétorique guerrière, s'est mis à utiliser toute une artillerie de répression contre les médias indépendants : interdiction de parution pendant trois mois du bimensuel Air Info, suspension de diffusion sur Fm de Rfi pour un mois, mises sur écoutes téléphoniques des journalistes, mises en demeure de plusieurs journaux, harcèlements judiciaires, menaces , intimidations, arrestations, emprisonnements…
"Deux de nos confrères croupissent actuellement dans les geôles. Il s'agit de Moussa Kaka, correspondant de Radio France Internationale et de Ibrahim Manzo Diallo, directeur de publication du bimensuel régional Air Info. Le premier a entamé sa septième semaine de détention. Le second, après vingt jours de garde à vue, a été jeté en prison le 29 octobre dernier. Un correspondant d'Air Info a été aussi gardé à vue, pendant six jours, avant d'être libéré. Au même moment, le Conseil Supérieur de la communication, l'organe de régulation des médias, reste muet devant l'instrumentalisation des médias d'Etat, qui bafouent à travers des éditoriaux injuriant la confraternité, et par l'organisation des débats radiotélévisés aux effets dévastateurs sur la cohésion sociale et la paix, les règles d'éthique et de déontologie. Tous ces abus et pratiques antidémocratiques ont été décriés et vivement condamnés par les organisations socioprofessionnelles des médias indépendants. Des voix se sont élevées un peu partout à travers le monde - aussi bien dans la communauté des professionnels que dans les rangs des intellectuels et défenseurs de la démocratie et des droits de l'homme - pour exiger la libération immédiate de nos deux confrères et l'arrêt des harcèlements contre les journalistes dans l'exercice de leur métier. Des lettres ouvertes ont été adressées par des sommités du monde des médias et des universitaires au Président de la République, lui qui avait promis de dépénaliser les délits de presse, pour qu'il sauve l'image de la démocratie nigérienne, cette seule chose qu'il se targue de vendre à l'extérieur. Pius Njawé, le célèbre journaliste camerounais est de ceux là. Dans la lettre qu'il a adressée le 24 octobre, il lançait cet appel au Président Tandja : " …Ne portez pas pour une histoire de rébellion dont les coupables sont loin d'être des journalistes la responsabilité historique d'être celui par qui la démocratie fait demi tour au Niger."
"Face à cette dérive, les organisations socioprofessionnelles des médias du Niger ont décidé de défendre la liberté de la presse, la liberté d'expression, la liberté d'opinion et le droit du public à l'information. En un mot défendre la démocratie. Ce combat est aussi celui de tous les citoyens et démocrates. Rejoignez-nous donc, pour que la liberté de la presse serve vos droits et libertés. »
Fin de citation.
Entre des positions honorables et sincères, entre des positions de bonne foi même contradictoires, un médiateur peut médiater. Entre la liberté et l’arbitraire, il n’y a pas de juste milieu.
Loïc Hervouet, médiateur
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23 novembre 2007
Moussa Kaka: suspicion illégitime
Auditeur de RFI en Côte d’Ivoire, et écrivain, Philippe Demanois nous interpelle à propos de Moussa Kaka. Certes, « il regrette profondément la détention de Moussa Kaka, journaliste correspondant de RFI ». Mais….
Mais notre auditeur raisonne : « Cependant, il convient de situer les responsabilités dans cette affaire: Moussa Kaka étant lui-même nigérien, il est de très mauvais aloi de la part de son employeur, de le désigner pour couvrir une si délicate affaire concernant son propre pays. Le faisant, RFI a placé ce journaliste entre le marteau et l'enclume, dans une situation fort embarrassante où il est obligé, entre sa subjectivité de Nigérien et la nécessaire objectivité du journaliste, de commenter l'attaque subie par son propre pays. Dès lors, les larmes de Cassandre de la direction RFienne apparaissent ridicules, et démontrent que ceux qui l'ont ainsi envoyé à l'abattoir détiennent certes la puissance des ondes, mais ne sont pas très intelligents. Comme quoi, les plus puissants ne sont pas toujours les plus malins. »
Aussi incongrue qu’elle puisse paraître au premier abord, l’interpellation de M. Demanois permet d’évoquer une question de fond courante dans les difficultés d’exercice du journalisme : le conflit d’intérêt, ou la suspicion légitime.
Si un journaliste se doit en effet de traiter l’information avec du recul, avec de la distance (« Le journalisme, c’est la distance », disait Hubert Beuve-Mery, fondateur du Monde), il doit éviter de traiter de sujets dans lesquels il est lui-même impliqué, voire cause et partie. Une hiérarchie rédactionnelle doit éviter d’envoyer tel journaliste couvrir une affaire où sa famille, ses amis, ses intérêts personnels sont en jeu. Cela facilitera la prise de distance.
Un journaliste lui-même (cela figure dans plusieurs chartes rédactionnelles de médias, notamment la presse économique et financière) doit déclarer les « zones » de difficultés, celles où sa légitimité et son honnêteté risqueraient d’être mis en cause, et demander qu’on le décharge de telle rubrique, de tel secteur. Ainsi Marie Drucker, présentatrice d’un journal télévisé, mais aussi compagne d’un ministre, a-t-elle demandé à ne plus traiter l’actualité politique pendant la campagne présidentielle française.
La notion de « suspicion légitime » existe clairement en droit, et en matière de justice. Ainsi tel juge d’instruction sera-t-il dessaisi si l’on démontre que des intérêts personnels risquent de l’empêcher d’avoir un jugement sain dans telle ou telle affaire. Moralement, sinon juridiquement, il pourrait en être de même pour un journaliste.
Et Moussa Kaka dans tout cela ? La seule nationalité suffit-elle à engendrer un conflit d’intérêt justifiant une suspicion légitime ? La réponse est bien évidemment non. Sinon, il faudrait que l’actualité politique française soit commentée par un journaliste étranger… Sinon aucun journaliste ivoirien ne pourrait informer sur la Côte d’Ivoire. Je vous laisse multiplier les exemples.
On demande au journaliste américain, comme certains l’ont fait au Vietnam, comme d’autres le font aujourd’hui en Irak, d’être journaliste avant d’être patriote (le patriotisme imposerait-il d’ailleurs d’être nécessairement pour une guerre, fût-elle injuste, ou contre cette guerre si elle nuit en définitive à son pays ?).
Et Moussa Kaka dans tout cela ? Qui dit qu’il s’est senti entre le marteau et l’enclume ? Pas lui. Il est tout simplement correspondant de RFI dans son pays, au Niger, et il doit donc couvrir l’actualité, TOUTE l’actualité du Niger. C’est le professionnalisme qui est la garantie d’un non mélange des genres, d’une impartialité (celle qu’on lui reproche apparemment). Il ne saurait y avoir d'interdit professionnel en raison de la nationalité. Retirer à Moussa Kaka la couverture des événements liés à la rébellion aurait été manifester à son encontre une suspicion, bien illégitime celle-là.
C’est là que la direction RFienne aurait été indigne.
Loïc Hervouet, médiateur
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14 février 2008
Moussa Kaka: que dire? que faire?
L’actualité (décision de la justice nigérienne de « valider » les écoutes téléphoniques servant de base aux accusations contre le correspondant de RFI au Niger) relance les réactions et l’intérêt des auditeurs de RFI sur le sort de Moussa Kaka.
Depuis plusieurs semaines (rappelons que Moussa Kaka est en prison depuis 146 jours, soit 21 semaines, près de cinq mois), le type de réactions est varié.
Certains auditeurs, à l’image de Valérie, auditrice française qui nous écoute du Sénégal où elle réside, nous reprochaient de ne plus parler de Moussa Kaka (« Je trouve déplorable que vous en ayez parlé jusqu'à son 100ème jour de captivité et puis après plus rien? N'est-ce pas un de vos confrères, comme vous le répétiez assez souvent avant la fin de l'année? Il ne faut pas les oublier, ces personnes qui servent l'information!!! »)
D’autres, à l’image de B. G., auditeur de Tombouctou, au Mali, nous reprochaient d’utiliser le pouvoir de l’information pour soustraire le journalisme à ses responsabilités et ses obligations légales. M. G., plus précisément, adresse deux critiques de fond à la radio, quand elle tient un décompte des jours de prison en précisant à chaque fois que « les contacts de l’intéressé avec le MNJ relevaient de relations strictement professionnelles».
Ses deux critiques sont les suivantes :
« 1. Comme cela se passe dans toute démocratie, seule la justice est habilitée à statuer au final si les contacts de Moussa Kaka avec le MNJ étaient strictement professionnels ou si l'intéressé sous le couvert de correspondant de RFI a pu mener des agissements illicites par rapport aux lois en vigueur au Niger. Sans pencher pour l'une ou l'autre des ces deux versions? je dis simplement que RFI devrait par souci de justice et de transparence, se limiter à demander à ce que le procès ait lieu et que la vérité soit établie publiquement au lieu d'affirmer de manière péremptoire et sans preuves l’innocence de M. Kaka. (Les journalistes sont des hommes comme les autres, admettez donc qu’il puisse arriver qu’au moins « un journaliste sur mille » puisse être soit véreux !)
2. On a l'impression que RFI met la pression sur les associations de journalistes et autres organisations de la société civile en leur tendant quotidiennement le micro et en leur demandant les uns après les autres d'amplifier la thèse de RFI sur l’innocence de M. Kaka. Ceci s'apparente à des pratiques bien connues en Afrique, du genre "motions de soutien" couramment utilisés par les pouvoirs en place, la seule différence dans le cas d’espèce étant que RFI a plus d'audience internationale que Radio Niger.
Une dernière observation : en admettant que M. Moussa Kaka soit innocent de ce dont il est accusé, RFI ne lui rend pas service car à force de passer en boucle le nombre de jours passés en prison par M. Kaka ainsi que sur son innocence hors de tout procès, on aboutit à deux résultats contre-productifs aussi bien pour RFI que pour M. Kaka
1) Certains auditeurs de votre radio finissent par se lasser, et dans les rues, salons et bureaux de Dakar, Bamako ou Ouaga on commence à en rire et à avoir une attitude péjorative vis à vis de RFI et de son journaliste chaque fois que le journal Afrique est annoncé. Dans d’autres cas, l’attitude de RFI est jugée arrogante et donneuse de leçons.
2) En admettant que RFI veuille faire plier le Gouvernement du Niger, RFI le conduit au contraire à durcir sa position en lui fermant toute porte de sortie honorable dans cette regrettable affaire car pour être honorable pour tous, une porte de sortie doit être discrète. Ce que ne facilite pas l'acharnement médiatique quotidien de RFI autour de cette affaire.
3) Enfin s’il y a un véritable décompte à faire par RFI c’est celui de la disparition du journaliste Guy-André Kieffer. Mais peut-être la Côte d’Ivoire a –t-elle plus de moyens de pressions que le Niger ?"
D’autres auditeurs africains, à l’image de E. N., de Brazzaville, s’étonnent de "voir les deux journalistes de la chaîne française Arte libérés sous caution, et Moussa Kaka maintenu en prison" ; Moïse Kunga-Umasumbu, auditeur de Kinshasa, s’interroge lui aussi sur « la libération des deux journalistes français, alors que tous ont été arrêtés à quelques différences près pour les mêmes raisons. Pourquoi cette politique de deux poids deux mesures ? »
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Successivement, ces différentes réactions amènent à réfléchir sur deux thèmes principaux :
- la radio doit-elle « mener campagne » pour faire libérer son correspondant ? Sous quelle forme ? Est-ce légitime, efficace ?
- sur le fond, la cause est-elle entendue, pourquoi ne pas attendre ?
Puisque le courrier de M. G. lance un autre sujet sur le traitement de la disparition de Guy-André Kieffer, et laisse entendre que RFI serait plus discrète en raison d’une plus grande puissance du pouvoir ivoirien, je l’invite à écouter attentivement aujourd’hui et demain les informations que publie RFI sur les découvertes judiciaires concernant cette affaire. En particulier les photos très compromettantes de corps torturés et suppliciés retrouvés dans le téléphone portable d’un suspect.
Dès qu’il y a du neuf sur la disparition de Guy-André Kieffer, RFI s’en fait l’écho sans autre souci que celui de l’information. Il n’y a aucune rétention sur ce sujet. Quant aux moyens de pression des autorités ivoiriennes sur RFI, ils sont bien réels : la suspension actuelle de l’antenne en témoigne.
Mais comme toujours en matière de pressions,
- ce n’est pas des pressions qu’il faut s’étonner, et ce n’est pas celui qui les subit qu’il faut accuser : c’est celui qui les exerce.
- c’est la capacité de résistance aux pressions qui compte : de ce point de vue, RFI a la peau dure et le cuir tanné, tous azimuts.
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Revenons aux deux questions principales concernant Moussa Kaka.
Dans une chronique précédente, j’avais fourni des éléments de réflexion sur le fond de l’attitude journalistique. A la relecture, non seulement je n’en retire rien, mais une partie du raisonnement peut répondre aux interrogations de M. G.
1. « Laisser faire la justice ». Pourquoi pas si elle fait vite et bien ? Mais pas au nom de l’argument selon lequel « on affirme péremptoirement et sans preuves l’innocence de M. Kaka ». Dans toutes les procédures judiciaires démocratiques du monde, autres que l’arbitraire ou l’inquisition, ce n’est pas à l’innocent de faire la preuve de son innocence, mais à l’accusation de faire la preuve de ses griefs.
Le tout dans des délais raisonnables. Et sans recourir à la détention provisoire systématique ou non argumentée : où sont les risques de troubles à l’ordre public dans la remise en liberté de Moussa Kaka ? Où sont les risques pour la manifestation de la vérité ? Pour la non-représentation de l’intéressé ? On imagine que Moussa Kaka, même libre, ne serait pas laissé sans surveillance… A cet égard, le recours en cassation présenté par les avocats de Moussa Kaka pour faire annuler la décision d’hier autorisant l’utilisation d’écoutes téléphoniques précédemment jugées illégales, ce recours fait froid dans le dos, dans la mesure où le délai de décision peut aller jusqu’à trente mois : trente mois de détention encore ? Où est le risque judiciaire ? N’est-il pas principalement dans une si longue détention d’un présumé innocent ?
La libération n’est pas équivalente à l’absence de jugement. Demander la libération de Moussa Kaka n’est pas demander que la justice ne fasse pas son travail. « Laisser faire la justice », oui, mais pas non plus au nom de l’hypothèse qu’ "un journalisme sur mille pourrait être véreux" : même si la proportion était supérieure à cela, le dire de l’un d’entre eux, c’est le diffamer, « péremptoirement et sans preuves ».
2. La « pression » de RFI sur les autorités nigériennes est-elle de nature à « irriter » le public et les dites autorités ? C’est une question légitime, et que les différents acteurs se posent en permanence, vous vous en doutez. La réponse n’est d’ailleurs pas facile, même si d’une façon générale, tous les emprisonnés le disent après leur libération : ils ont su, et apprécié, les témoignages de solidarité à leur égard. Rien n'est pire que le sentiment d'abandon.
Sur le public, nous n’avons pas trop d’inquiétude, et les multiples réactions, à l’immense majorité favorables à la libération de Moussa Kaka, ne nous font guère craindre de reproches de ce côté-là. Spontanément, non seulement le public ne « rit pas » de RFI, mais il sent bien que la liberté présente plus d’avantages pour son information que n’en présente le contrôle arbitraire de cette information.
Spontanément aussi, vous pouvez le comprendre, les confrères de Moussa Kaka ont envie de lui manifester qu’ils ne l’oublient pas, et ce n’est pas anormal : si on parlait moins de Moussa Kaka à RFI qu’ailleurs, qui l’admettrait ? Donc depuis sa mise en détention en effet, certaines émissions n’ont pas cessé de lui adresser un salut amical, des journaux ont fait le décompte jour après jour.
Puis il y a eu, c'est vrai, un peu de retenue dans ces rappels, en effet, dans l’attente du règlement du contentieux Areva-Niger, qui ne paraissait pas étranger à la crispation nigérienne, dans l’attente des évolutions judiciaires, voire pour donner la chance aux autorités nigériennes de ne pas avoir l’air de céder à une pression. Cette chance n’a pas été saisie, et la communauté journalistique de RFI considère aujourd’hui très majoritairement qu’il faut témoigner jour après jour, que Moussa Kaka n’est pas oublié.
Dès hier, sollicitée par TV5, la directrice de la rédaction de RFI, Geneviève Goetzinger, pointait en effet la différence de traitement entre tous les journalistes incarcérés pour contacts avec la rébellion, et s’interrogeait sur les raisons d’un « acharnement » qui semble relever d’une « vindicte personnelle ». La présidente de la société des journalistes de RFI Anne Corpet, soulignait, elle, qu’il est normal pour un journaliste, et même obligatoire pour la déontologie de son métier, de prendre contact avec les deux parties prenantes d’un conflit. Elle ajoutait : « Quand on a interviewé le Hamas, on ne nous jette pas en prison quand on arrive en Israël… »
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Il est probable que les manifestations publiques de soutien à Moussa Kaka vont se développer, en France, mais aussi en Afrique, et au Niger même où les organisations de journalistes soutiennent la libération de Moussa Kaka (cela pourrait faire réfléchir, non ?).
Pour RFI, la seule question est celle de l’efficacité : elle poursuit donc la voie judiciaire, et elle veille, jour après jour, à lutter contre l’oubli.
Comme le 9 novembre dernier, le médiateur réitère sa conclusion :
« Entre des positions honorables et sincères, entre des positions de bonne foi même contradictoires, un médiateur peut médiater.
« Entre la liberté et l’arbitraire, il n’y a pas de juste milieu. »
Loïc Hervouet, médiateur